Interview de Charles PICQ

Marielle B. pour Passeurs de danse : Vous sentez-vous « passeur de danse » au regard de votre parcours et de vos activités de vidéaste à la Maison de la Danse ?

Charles Picq : « Passeur de danse » est une belle appellation. Tel que je
me situe sur une grosse partie de mon activité liée à la Maison de la Danse,
il s’agit bien de transmettre, de mettre l’image vidéo au cœur de la
problématique de la transmission. Elle a en effet un réel potentiel, elle est
l’un des vecteurs les plus puissants pour transmettre une forme de culture
de la danse. L’image a une force particulière car la danse est difficile à saisir
par le mot, le verbe, difficile à décrire. Il y a bien sûr le dessin, les systèmes
de notation de la danse mais l’image animée apporte en quelques secondes
une masse d’informations considérable qui rendent compte de la qualité du
mouvement, de la corporalité, de la musicalité, des éléments de décor, du
style, etc. L’accès à l’image représente un véritable enjeu pour la
transmission de la danse et notamment pour les gens qui l’abordent avec
peu de connaissances, qui la découvrent. L’image vidéo est un médium très
souple qui a des capacités de transmission immenses par la télévision et
internet notamment.
Je suis ainsi devenu petit à petit une sorte de militant de la transmission de
la danse par l’image.
Quand je prends du recul et que je me retourne, je me retrouve face à 30 ans
d’archives qui représentent plus de 1000 spectacles que j’ai filmés.
Aujourd’hui nous sommes sur la question de la sauvegarde et de la
conversion en numérique puisque les premiers films sont sur des supports
relativement fragiles. Je replonge donc dans les cartons et je redécouvre des
choses que j’avais oubliées. Là, je me dis que c’est extra-ordinaire d’avoir
ces films. Ce sont des pépites, de véritables trésors. Certes, l’image n’est
pas parfaite, elle ne restitue pas la danse, ce n’est pas sa vocation, elle en
donne une image.
Quand on veut aborder une œuvre, il y a une évidence, c’est que c’est bien
l’oeuvre qui était devant la caméra. Quand je filmais Bagouet, c’était bien lui
et son œuvre devant la caméra. Alors, sans doute pour retourner à l’œuvre,
l’image reste un passage obligé, car tout se qui a pu être fait autrement
(reconstitution, réinterprétation), c’est autre chose.

Marielle B. pour Passeurs de danse : Au début, il y a 30 ans, quels étaient les enjeux de la captation ?

Charles Picq : En 1980, au moment de la création de la Maison de la Danse, il y avait dans l’esprit des fondateurs un projet de centre de documentation qui n’a jamais abouti en tant que tel faute de moyens. A cette époque, un tel centre n’existait nulle part et il y avait la conscience de la nécessité de créer de la ressource sur la danse.
J’étais jeune vidéaste et l’administrateur de la Maison de la Danse que je connaissais m’a sollicité pour filmer les spectacles dans ce nouveau lieu pour produire des documentaires. La demande était très claire et elle me convenait très bien. En effet, étant issu d’une famille de photographes, je faisais tout d’abord de la photo documentaire, très proche des courants Cartier Bresson. Le passage à la vidéo s’est fait dans cet esprit-là. Mes premiers travaux en vidéo consistaient en des documentaires dans le champ de l’art contemporain et notamment de l’art éphémère. A cette époque, la vidéo en tant que nouvelle technologie fascinait les plasticiens par ces capacités de création et d’expression et surtout pas sa capacité de garder une trace de l’art éphémère et des performances dans un contexte de démocratisation de l’image. Mais j’ai également travaillé avec des créateurs car la vidéo existait aussi dans le champ de la création, de la fabrication d’œuvres.
A travers tout cela, il a été naturel pour moi d’aborder la vidéo sur la danse à travers le spectacle et d’apporter autre chose.
Je n’avais pas la conscience à l’époque d’être « passeur de danse », même si je l’étais. Il s’agissait en fait d’apporter un média dans un nouveau milieu et la rencontre a été immédiate.
Elle a débouché sur des travaux expérimentaux avec des chorégraphes, des vidéos danse, des choses qui débordaient complètement la documentation et qui étaient une façon de rentrer dans le champ artistique de la danse à travers la proposition d’images. J’ai travaillé avec Carolyn Carlson, Dominique Bagouet (Tant mieux tant mieux ), Andy Degroat ( La petite mort ), Régine Chopinot ( Articule ) avec qui nous avons notamment fait les premiers décors projetés.
On était très proche de l’esprit d’Andy Warhol, du travail de la fabrique. Ces moyens nouveaux nous permettaient d’être artistes producteurs. On s’est s’emparé de ces outils de production pour les intégrer au processus de création et la documentation s’est intégrée naturellement dans ce cheminement au cours de cette période particulièrement riche. C’était une époque de défrichage, d’ouverture, de nouveaux horizons.
Personnellement, j’ai été très intéressé par la création avec des chorégraphes mais en même temps très attaché à filmer le spectacle vivant pour en garder des traces. Par rapport à cet objectif, j’ai essayé de trouver des moyens extrêmement simples pour, dans un geste, créer un document et pour permettre d’accéder le plus directement possible à l’œuvre. Etre dans une salle, bien placé, simplement avec une caméra pour tenter ce geste impossible, de saisir un spectacle en un mouvement, un regard, est devenu pour moi une forme de création dans le champ de la danse.

Marielle B. pour Passeurs de danse : Avez-vous rencontré des chorégraphes qui avaient des réticences voire des résistances par rapport à l’image vidéo, peut-être particulièrement dans les débuts ?

Charles Picq : Oui, bien sûr. Il y en a encore d’ailleurs. A l’époque, c’étaient des années d’apprentissage pour tout le monde. On démarrait et on découvrait les potentiels et les dangers, les points de résistances. On apprenait à utiliser un nouveau média et à comprendre les usages qu’on peut en faire. Car tout est question de système de référence.
Quand vous nommez « Passeurs de danse », vous créez un champ intellectuel nouveau, vous cadrez quelque chose en donnant une définition, en ouvrant un champ d’expériences. Tout à coup, il y a un monde qui s’ouvre avec un horizon qui s’appelle « Passeurs de danse », ça construit une pensée, une dynamique.
Il s’agissait de cela à l’époque d’autant qu’on travaillait avec des moyens rudimentaires, avec une image pauvre alors qu’elle est de bien meilleure qualité aujourd’hui. Dans nos pratiques, nous étions maladroits alors que nous le sommes beaucoup moins aujourd’hui. Et surtout on a développé des usages, on a essayé de comprendre ce qu’on pouvait faire à un moment où la référence était la télévision. Il y avait aussi à cette époque une forme de révolte chez les artistes de voir que la télévision ne s’intéressait qu’à une forme de danse et tenait à l’écart les formes émergentes qui étaient pour nous porteuses d’avenir. La vidéo était alors pour nous également un moyen d’inventer de nouvelles formes de diffusion et de dire « on est là aussi, cette danse existe, regardez-la ». C’était aussi une façon de porter la danse.
Tout cela s’est construit progressivement, on a appris à utiliser ce média et à être à l’aise avec. Ce sont des matières très délicates et je reste très prudent sur l’utilisation qu’on fait des archives. Tout n’est pas à montrer à n’importe qui dans n’importe quelles conditions. Le travail de « passeur », c’est aussi un travail d’éditeur, un regard sur, c’est aussi ce qu’on veut apporter au public, encadrer le document par la culture qui va permettre de le comprendre.
C’est par exemple le travail que j’ai fait avec le DVD « Le tour du monde en 80 danses », de sélectionner des danses significatives. Elles doivent permettre, non pas de donner tout le spectacle, mais de donner une envie, d’amener par l’image une sensation, évidemment une information, une documentation, quelque chose qui va amener les gens à l’expérience de la danse en tant que spectateur ou pratiquant. Cette expérience ne peut effet avoir lieu que dans son mode incarné car la danse est vivante seulement dans les corps.

Marielle B. pour Passeurs de danse : Pouvez-nous nous éclairer davantage sur cette expérience du DVD « Le tour du monde en 80 danses » ?

Charles Picq : Il y a eu tout d’abord une expérience extrêmement forte qui nous a fait percevoir que la vidéo avait ce potentiel extra-ordinaire de transmission, de communication. Il y a une quinzaine d’années, j’ai proposé de faire la présentation de la saison de la Maison de la Danse à partir d’un montage d’extraits de spectacles. La danse était là, présente à travers l’image et le public pouvait réellement faire ses choix à partir de ces informations.
Puis, on a créé un vidéo bar, où les gens peuvent se réunir, manger, boire tandis que la danse est projetée en continu. On a ainsi créé dans ce lieu, qui est quand même un temple de la danse, une permanence de la danse en-dehors des moments de spectacle grâce à l’ensemble des films dont nous disposons.
Ensuite nous avons proposé aux scolaires des actions fondées sur la démarche que nous utilisions pour travailler sur les documents : chercher des extraits de films et les associer selon des thématiques. Ces propositions ont eu un énorme succès ce qui nous a poussés à construire une salle dédiée aux scolaires lors de la rénovation du théâtre. Le principe était d’offrir aux enseignants et aux élèves un programme d’une douzaine d’extraits se rapportant aux thématiques qu’ils souhaitaient traiter comme l’eau, la résistance, le corps en mouvement, le masque, etc.
Et là, on voyait que tous sortaient avec des étoiles dans les yeux. Le travail sur la danse apportait bien au-delà de ce domaine particulier, il ouvrait des champs nouveaux, des transversalités. On arrivait avec une idée, on repartait avec dix.
Quand on a voulu développer ces actions, le ministère de l’Education Nationale que nous avions contacté a souhaité que le public bénéficiaire de ces propositions soit beaucoup plus large que celui de la proche région lyonnaise qui pouvait se déplacer à la Maison de la Danse. C ‘est ainsi que nous avons créé une vidéothèque de poche avec des extraits incontournables qui permettent de couvrir le plus largement possible le champ de la danse.
On a fait des sélections d’extraits jusqu’à 80. On a alors décidé de l’appeler « Le tour du monde en 80 danse » en référence à la politique de la Maison de la Danse qui propose toutes les danses du monde à tous les publics. C’était important de mettre des références comme Cunningham, Martha Graham, Mary Wigman, Pina Bausch, Nikolaïs, Sylvie Guillem, Kurt Jooss, du hip hop, du tango…
On a essayé d’être le plus complet possible pour cet objet fasse référence et je crois qu’on a réussi. Cet objet a été largement diffusé moyennant la signature d’une charte de respect des usages par les enseignants. Il est très utilisé car à la fois très ouvert et permettant de nombreuses combinaisons, avec les scénarios pré-établis ou à créer.
Après ce DVD, je me suis lancé dans un projet internet « Numéridanse » qui place au cœur de sa problématique les extraits de danse avec une ligne éditoriale sur le référencement des spectacles. Cette webTV va donc être une sorte de vidéothèque avec des ouvertures sur le monde de l’Ecole, dans le prolongement de la démarche du DVD, c’est-à-dire la constitution de scénarios avec des commentaires, des méta-données, etc.
C’est intéressant que les différents projets de cette nature convergent et s’inter-connectent. L’ambition de Numéridanse pourrait être d’apporter le média vidéo à d’autres partenaires sur des problématiques singulières comme la vôtre.

Marielle B. pour Passeurs de danse : Il apparaît cependant que vos projets (DVD et Numéridanse) fassent de l’image beaucoup plus que des outils. Vous avez parlé de « temple de la danse », il semble que de projets comme les vôtres fédèrent une communauté…

Charles Picq : Oui, bien sûr il y a une communauté. J’ai de très belles relations d’amitié avec d’autres vidéastes, en effet. Mais pas seulement.
La danse, de par ses processus de transmission directe de corps à corps, entretient des liens forts avec ses racines profondes qui appartiennent à l’histoire de l’humanité. La danse, historiquement, est très liée à des formes de rituel, au sacré. Mais il y a également, dans les formes de danse contemporaine, des dimensions chamaniques. Le danseur reste celui qui, comme le chamane, articule quelque chose entre la société et le cosmos. C’est très net chez les danseurs qui le travaillent comme Carolyn Carlson, on peut le retrouver chez Cunningham et c’est bien sûr très net dans les danses africaines.
La danse porte donc son histoire, l’histoire de ses transmissions, de ses métissages, de ses cultures et de tout ce qui les a fondées, comme le rapport au cosmos, aux étoiles, au monde et à la spiritualité. Toujours.
Cela m¹intéresse car au fond, filmer c¹est regarder le monde avec une caméra. Alors qu¹est-ce qu¹on regarde ? La danse, et a fortiori son image, sont des représentations qui permettent d¹accéder à des mondes. Il s¹agit toujours de rite de passage puisqu¹on est sur l¹idée de « passeur ». Le théâtre est un temple de passage où il va se passer quelque chose et ou
quelque chose va passer entre une salle et une scène, qui est un dispositif citoyen, conçu pour cela depuis 2600 ans. Et si les gens viennent encore au théâtre, c¹est bien pour vivre cette expérience. C¹est pourquoi il est si important d¹amener les enfants le plus tôt possible au théâtre car c¹est une ouverture sur une autre dimension du monde, au-delà de la scène. La représentation est une façon d¹initier à une pensée.
Quand je filme la danse, je ne filme pas des corps en mouvement, au sens de corps qui “gesticuleraient”. Je me pose la question : à quels mondes ces corps dansants nous introduisent-ils ? Quand je filme, c¹est ça que je vais chercher à comprendre.

Marielle B. pour Passeurs de danse : Comment vous y prenez-vous concrètement au plan technique pour réaliser ce projet ?

Charles Picq : Il n’y a pas une façon mais une multitude de façons de faire. J’aime filmer à plusieurs caméras mais, lorsque les moyens déployés sont importants et coûteux, il est nécessaire qu’une diffusion du document soit prévue et anticipée. Il y a donc plusieurs façons de procéder qui dépendent des moyens et des usages qu’on va développer.
Souvent je me suis retrouvé dans des conditions de moyens extrêmement réduits, surtout au début. Et il a fallu trouver des réponses à cette question : est-il possible tout seul, en une prise de faire quelque chose qui a de la valeur, du sens ? En posant la question ainsi, cela m’a donné une très grande liberté même si l’acte est très difficile. Il y a des dangers partout qui obligent à s’engager totalement. Cependant, ça pose les enjeux à un niveau intéressant et ça renouvelle constamment chez moi le désir de cette chose impossible à réussir et de la mise en danger permanente qu’elle implique.

Marielle B. pour Passeurs de danse : Pour réaliser ce challenge, assistez-vous aux répétitions ?

Charles Picq : Dans plus de la moitié des cas, je n’ai pas vu le spectacle auparavant. Mais il n’y a pas de loi. J’aime voir le spectacle avant pour le plaisir de le voir pour lui-même, pour avoir une émotion, le découvrir et peut-être préparer des prises de vue d’une manière ou d’une autre. Mais le plus grand danger, c’est de trop préparer au plan technique, car il faut être réactif, vivre sa prise de vue.
Découvrir un spectacle en le filmant vous oblige à assumer le risque de l’erreur qui fait partie de la dramaturgie filmique. Quand on filme, on se met à nu, on y met forcément ses blessures, ses plaies, ses scories. Mais si c’est bien fait, c’est aussi une façon d’être là, de dire des choses, d’accepter de les livrer ou pas. Aujourd’hui, j’assume complètement le geste filmique y compris quand je m’ennuie dans le spectacle.
Ce qui est intéressant, c’est la démarche, la trace pour l’histoire, le recul qui permet de mesurer la distance. C’est important pour un « passeur », car c’est quelqu’un qui avance, qui est en mouvement. Parfois le « passeur » se retourne et vous donne l’occasion de vous retourner. Tout le discours sur la distance est intéressant et un « passeur » a toujours ce jeu avec le temps à sa disposition.

Marielle B. pour Passeurs de danse : Y a-t-il chez les chorégraphes que vous avez rencontrés des rapports différents par rapport à l’image et qui seraient générationnels ?

Charles Picq : Je donnerai deux axes de réponse.
D’une part, les chorégraphes sont plus ou moins sensibles à l’image. Il y en a qui ont une véritable culture, une fascination pour l’image comme Carlson, Gallotta, Preljocaj, par exemple. Ils sont nombreux d’ailleurs.
Et puis il y a des gens qui ne sont pas intéressés par l’image parce qu’elle dévoile des aspects d’eux-mêmes qu’ils n’ont pas envie de montrer, parce que l’image fait peur.
D’autre part, il y a des effets générationnels. La jeune génération est bien sur plus familière avec l’image mais cela a des effets pervers. La banalisation laisserait à penser qu’il suffit de prendre une caméra, de capter des images pour que ces traces soient un document. Non.
Je revendique que même la trace la plus simple doit être un geste réfléchi, un geste professionnel, un geste d’artiste. Si on s’implique pour faire des images dans le monde artistique, il faut être concerné par la démarche artistique y compris pour la documentation.
Il faut cependant se positionner dans le champ du documentaire. Soit on fait un documentaire d’auteur et auquel cas on peut recourir à des commentaires. Dans ce cas, on assume ce que l’on dit à propos du sujet du documentaire. Soit on se met dans une logique plus neutre, plus transparente qui consiste à cadrer la perception, amener un regard plus juste, plus près. C’est plutôt cela que j’essaie de faire.
Mais on est toujours dans cette dialectique de la transparence et de l’opacité. Il y a aura toujours cette part d’opacité qui est immanente au geste de filmer car le vidéaste est là et il faut qu’il soit là mais cette part d’opacité doit être au service de l’œuvre. Et à la fois, il y a une nécessité de transparence, d’ouvrir une fenêtre sur l’œuvre.
Le rôle des « passeurs », c’est de permettre au regard de l’autre de s’arrêter, en lui donnant simplement un cadre. L’enjeu c’est de rendre possible l’accès et pour cela il faut créer cet accès, indiquer la porte, mettre de la lumière, éclairer. C’est pour ça que les « passeurs » sont là, c’est leur place dans le monde.

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