Interview de Héla FATTOUMI

Eve C. pour Passeurs de danse : Dans ton parcours de chorégraphe as-tu le sentiment d’être « passeuse de danse » et qu’est-ce que ça représente pour toi ?

Héla FATTOUMI : « Passeuse de danse » : oui, à partir
du moment où danser c’est partager du geste avec
l’autre. En premier lieu avec Éric (Lamoureux), puisque
nous travaillons en binôme depuis nos débuts. Et un
des enjeux de composition était « comment, à partir de
la danse de l’un et de l’autre, on peut combiner, tresser,
entrelacer des matériaux pour créer du geste qui soit la
mise en commun de nos imaginaires de corps ».
En tant que chorégraphe, je me sens évidemment
« passeuse » en même temps que je suis « preneuse ».
Les deux sens sont indissociables. Je passe des
énergies, je passe des qualités de mouvement. Avec les
interprètes de la compagnie, la question de « comment
passer la danse » se pose de toute évidence. Il y a la
danse que je transmets mais aussi celle que j’ai envie
de voir apparaître ou celle que je guette dans le corps de
l’autre.
Eve C. pour Passeurs de danse : Dans ce que tu dis, j’entends ta logique de chorégraphe avec ses danseurs. Mais comment vis-tu cette notion de passer la danse dans d’autres contextes ?

Héla FATTOUMI : Quand il s’agit de « passer la danse », à des amateurs qui ont peu de pratique, des gens qui ont vu peu (ou pas) de spectacles de danse et qui n’ont aucun repère historique, la question que je me pose toujours est « comment mettre les gens en danse, en mouvement », c’est la première chose qui m’importe. Au début, quand j’enseignais, je faisais toujours trop compliqué, je partais de notre propre mouvement et faisais apprendre de façon un peu traditionnelle, en organisant les niveaux de difficulté selon le public. Progressivement, j’ai abandonné ce mode que je trouve inintéressant et vain.
Ces dernières années, je réduis au maximum l’idée d’apprendre quelque chose à quelqu’un, je cherche à trouver les conditions d’émergence de la danse de l’autre. En fait, c’est ce qui nous intéresse dans le travail avec Eric. Plus je simplifie, plus vite les gens ont l’impression d’entrer dans la danse. C’est assez gratifiant mais c’est un long processus. Je propose aux participants une séquence gestuelle à apprendre en cinq ou dix minutes. De ce point de départ, on va pouvoir construire, élaborer, digresser. Là, ça devient un grand plaisir et on voit l’autre se transformer dans son regard, dans sa capacité à juste lever les yeux, à oser croiser ton regard, croiser le regard de l’autre, à être là et à vivre quelque chose corporellement et émotionnellement.
Aujourd’hui, partir des matériaux les plus simples pour créer des arborescences et pour tendre à une complexité qu’on construit avec chaque participant afin qu’il trouve sa place dans le processus, est pour moi le mode le plus important.
Évidemment, il y a toujours des gens qui veulent avoir l’impression de danser comme ils l’ont rêvé ou comme une ballerine. Ce n’est pas grave du moment que ça les amène dans le studio. Après, il s’agit de leur donner le sentiment qu’ils avancent sur une séance.
Eve C. pour Passeurs de danse : Tu veux dire que c’est là le « fil rouge » de la notion de « passeur de danse » : permettre l’émergence de la parole de l’autre ?

Héla FATTOUMI : Oui. Le côté « labeur », cette idée selon laquelle il faut souffrir, que ça va être difficile, qu’on doit transformer son corps parce qu’il n’est pas souple, qu’il n’est pas ceci ou cela : cette vision est, à mon sens, la plus dangereuse. Si on veut passer la danse, il faut être bien clair avec ça, pour que la danse joue son rôle intégrateur de la différence des corps, des potentiels corporels et du vécu de chacun.
J’ai été témoin d’une expérience de danse avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Des danseurs les faisaient travailler avec des gestes tout simples : assis en cercle, se baisser, mettre la main sur l’épaule de l’autre. Mais pour eux, c’était déjà une mise en jeu de tout leur corps dont ils n’avaient plus du tout l’habitude. C’était très émouvant de voir ces hommes et ces femmes, qui avaient entre 60 et 80 ans, revivrent des sensations, émotions oubliées que la danse avait dû leur procurer un jour. C’était magnifique !
La danse a ce pouvoir-là. Il faut juste trouver l’accès. En tant qu’intervenant, si tu les amènes vraiment dans une construction, les gens vont te suivre et avancer dans ce processus avec toi.
Dernièrement, j’ai fait un travail avec un groupe de jeunes filles du Conservatoire de Caen à partir d’images des grandes figures de la danse : je leur ai proposé des photos d’Isadora Duncan, de Kazuo Ohno et de Valeska Gert. et leur ai demandé, au départ, d’être juste dans l’imitation. Puis j’ai organisé un espace, changé les musiques. Les élèves se sont prises au jeu. Nous avons abordé ainsi une dimension expressionniste de la danse : le regard, le visage, les mains peuvent amener quelque chose d’extrêmement fort. On peut aller après sur des propositions qui mettent en jeu le corps dans sa globalité. Mais c’est intéressant de faire des focus sur des parties car même si on se concentre sur les mains, tout le reste du corps agit, les appuis, la façon de marcher, ainsi de suite.
Dans notre travail avec Eric, on a toujours été porté par la conviction que l’on peut danser ensemble sans danser pour autant le même geste.

Eve C. pour Passeurs de danse : Dans cette même logique, « passeur de danse » mais passeur de danse, des danses, de culture, d’art.

Héla FATTOUMI : Ce qui est fabuleux dans les danses qui ont traversé le temps, c’est que tout en étant chargées d’une forte technicité, elles s’expliquent aussi par leur histoire.
Apprendre une danse traditionnelle (donc codifiée), sans être dans l’imaginaire, dans ce qui perfuse cette danse, dans ce qu’elle représente, dans les rites qui l’accompagnent, n’a pas d’intérêt à mes yeux. Dans les danses africaines, on a un océan de pratiques différentes, c’est ça qui est magnifique : le chasseur, la semeuse, la faucheuse. Toute une imagerie, toute une histoire, des odeurs, des couleurs derrière chaque geste. L’engouement pour les danses africaines n’est pas uniquement lié au rythme, au plaisir, à la jubilation. C’est sûrement aussi parce que ce langage est ancré, associé à un imaginaire très puissant. Là, ça vaut le coup de travailler sur de la codification parce que ce n’est plus du geste pour du geste.
En tant que chorégraphe, développer et extrapoler à partir de matériaux de base m’intéresse. Comment d’une danse codifiée, on peut créer du geste nouveau, du geste nouveau pour soi-même. Et comment on tisse à partir d’une chose qui paraît très précise des danses personnelles. Là, je pense que ça peut être quelque chose de passionnant.
A partir de là, j’y vois un intérêt parce que ça devient à nouveau un support. Il me semble qu’il faut toujours un support, une base forte pour permettre à l’autre d’entrer dans la danse.

Eve C. pour Passeurs de danse : Je voulais te demander si passer la danse était pour toi une fin ou un moyen mais tu y réponds déjà.

Héla FATTOUMI : C’est toujours un moyen. Passer un objet pour qu’il ressorte à l’identique : je n’y vois aucun intérêt. Et même quand ce sont des danses traditionnelles, des danses codifiées. Je trouve que c’est un formidable apprentissage parce que c’est aller dans la culture de l’autre ou de son propre pays. Mais moi je suis toujours dans l’optique qu’on est là pour inventer la danse de chacun. S’il y avait une finalité, ce serait d’arriver à créer à l’échelle de chacun quelque chose qui lui corresponde.

Eve C. pour Passeurs de danse : Et puis la logique artistique est une logique de création, d’invention, d’émergence de paroles.

Héla FATTOUMI : Absolument. Je trouve que la danse contemporaine doit se singulariser à cet endroit-là pour dire aux gens « vous venez dans un espace où l’on fait de la danse d’aujourd’hui avec votre corps et votre réalité d’aujourd’hui ». Alors on peut prendre plein de supports, des images, du vécu, une danse commune au départ, mais la question est « comment on agit là-dessus, comment on invente à partir d’un langage de départ ».
C’est ça qui m’intéresse quand je suis avec un groupe. Ils arrivent, ils sont tous différents, et au bout d’une heure ou deux, tu repères les personnalités, ceux qui ont très envie, les « tendus », ceux qui n’ont pas trop l’habitude qu’on leur laisse de la liberté. Durant les ateliers, on n’a de cesse de dire : « tu peux le faire, tu as le droit, c’est ce que je te demande, vas-y ! Extrapole, va au-delà ! » On sent bien que l’éducation, des années de système scolaire et la société d’aujourd’hui ne poussent pas les gens dans cette direction. Il y a un mot qui devient de plus en plus inexistant ; c’est l’imaginaire. C’est comme si ça n’existait plus dans le langage. C’est comme si les gens n’arrivaient plus à activer un imaginaire qui leur est propre, qui doit être riche mais qui doit être enfoui sous des strates de.. Il faut juste les aider à creuser, ouvrir des fenêtres, avoir un peu de fantaisie par rapport à eux-mêmes. Quand tu demandes ça aux gens, tu vois à quel point c’est verrouillé, et bien malgré eux, ils ne s’en rendent même pas compte !
Avec les amateurs, j’aime aborder le travail avec des objets, ce qui permet à chacun de se décentrer, d’assumer autre chose que son propre corps. Organiser son corps autour d’un objet est toujours propice à inventer des danses, des motricités particulières. Quand on propose, par exemple, à des enfants de travailler avec du papier journal, on est surpris de la richesse incroyable que cette matière offre.
Passer la danse, pour moi, c’est avant tout délivrer et déclencher l’imaginaire de la personne. La danse sans l’imaginaire ne se réduit qu’à des gestes vains. Si on n’ouvre pas l’imaginaire pour que la danse s’invente, pour créer des circulations, alors cette pratique devient très pauvre !

Eve C. pour Passeurs de danse : Pourquoi se sentir (ou être) passeur de danse ? Est-ce un héritage, une façon d’être, un rapport au monde, aux autres ? Ou bien une nécessité individuelle, un devoir de transmission (patrimoine, rapport aux oeuvres.) ?

Héla FATTOUMI : Je ne me sens aucun devoir d’être passeur mais je me sens une responsabilité. Je me sens responsable vis-à-vis de la danse contemporaine et vis-à-vis de mon engagement dans un champ artistique qui est assez mal connu, très mal appréhendé, dont on a une image assez négative : « ce n’est pas pour moi. ça s’adresse à des intellos. C’est hermétique. On n’y comprend rien. ».
Au regard du public qui pratique, je me sens cette responsabilité de leur faire toucher, sentir que la danse les concerne aussi. Je serais très embêtée de « perdre » les vingt personnes qui sont venues vers moi. Si je n’en « gagne » que cinq ou six, je suis contente. Je me dis que c’est un engagement par rapport à une forme à laquelle je crois et qui m’anime. J’ai envie que les gens aient un autre regard sur ce qu’on fabrique les uns et les autres. Je travaille beaucoup sur ces clichés, sur cette image archétypale de la ballerine, de la danseuse. Quel boulot ! On ne sera peut-être plus là quand elle aura enfin bougé ! Il faut inventer une autre image de la danse. Après cette formidable explosion des années quatre-vingt, l’attrait premier étant passé, il faut maintenant continuer le travail de fond.
Dans les ateliers de pratique, on travaille à modifier le regard, à troubler ces jugements un peu sans appel. Leur dire qu’il y a peut-être quelque chose qui existe qu’ils n’avaient pas vu, qu’ils n’imaginaient pas.
Passeur de danse en termes de modificateur de cette image de la danse qui lui reste collée comme une espèce de peau étouffante : alors, oui.

Eve C. pour Passeurs de danse : Comment s’est construite ta logique de « passeur » ? L’as-tu été dès le début de ta carrière de danseuse/chorégraphe ou cette idée s’est-elle construite ?

Héla FATTOUMI : Les dix premières années, ce n’était pas vraiment mon problème. J’étais concentrée sur ce que j’avais à faire, sur ce qu’on construisait avec Éric. J’avais d’ailleurs beaucoup de mal à enseigner parce que j’enseignais à l’endroit de ma propre pratique, et ce n’était pas possible. J’avais du mal à partir de choses qui ne m’intéressaient pas parce que j’étais ailleurs.
Dans les premiers contacts en milieu scolaire ou avec d’autres amateurs, j’ai toujours eu beaucoup d’appréhension. C’est beaucoup plus difficile pour moi d’enseigner que de danser sur un plateau ! Avec des professionnels, c’est différent. Je propose mon travail, je n’ai pas à créer de la traduction. Or, quand tu commences à travailler avec des amateurs, tu dois traduire, tu dois déplacer les enjeux. Tu travailles sur un geste qui n’est pas forcément le tien mais comment tu peux transmettre ce geste, le passer à des gens qui n’ont pas, a priori, les capacités, la culture pour le recevoir au moment où tu les rencontres ? C’est un vrai casse-tête ! Je trouve ça très complexe si tu veux le faire en intégrant la réalité des gens qui sont là, avec tous leurs schémas de représentation. Il m’a fallu beaucoup d’années pour y arriver. Éric est plus à l’aise que moi, il a enseigné un an et a mené des cycles danse, avec ses élèves dans le cadre de l’EPS. Moi, je n’ai jamais enseigné en collège ou en lycée. Je n’ai pas eu à assumer véritablement cette relation avec les élèves, je ne suis intervenue que ponctuellement.

Eve C. pour Passeurs de danse : Quelqu’un ou quelque chose (événement, sensation, situations.) a-t-il joué ce rôle de « passeur » pour toi ?

Héla FATTOUMI : Des gens, oui. Forcément, la danse c’est partager, apprendre du geste à travers l’autre et avec l’autre. J’ai vécu mes premiers ateliers avec Jacques Patarozzi. Je me souviens qu’à l’époque, c’était la première fois que je me mettais au sol. C’était incroyable ! J’avais mes petits collants et justaucorps. La première rencontre avec le sol, ça a été vraiment un choc dans mes sensations de corps. Se déplacer en investissant uniquement le sol n’était pas la représentation que j’avais de la danse. J’étais une danseuse debout ! Je n’avais appris que la verticale : « danser c’est au-dessus de ses pieds ». Et tout à coup quelqu’un arrive et te dit « danser, c’est aussi être à l’horizontale. ». C’était très étrange de nous retrouver tous là, « vautrés » au sol ! J’étais perdue, je ne savais plus comment je dansais, je ne savais pas comment faire.
La deuxième expérience, c’était avec Bruno Dizien et Laura de Nercy (Roc in lichen) et tout leur travail à la verticale où là c’était complètement l’inverse : danser consistait, entre autres, à évoluer sur des parois. Alors là aussi, j’ai vécu des sensations physiques très fortes qui m’ont appris la précision, qui m’ont appris à gérer mon stress pour ne pas tomber ou encore à ne travailler qu’en étirement.
Dans ces deux exemples, on peut parler de véritable « passation » de la danse. On avait du temps, on a eu beaucoup d’expériences avec eux. Et là on voit comment le temps et la pratique transforment le corps. C’est impressionnant.
Passer de la verticale à l’horizontale, puis l’inverse, en termes de dimension corporelle et d’espace, d’ouverture de sensations nouvelles : ça a été pour moi quelque chose de très fort qui a forgé mon rapport à la danse. Tout ça m’a permis d’accéder à des disponibilités physiques, et plus j’en avais, plus je pouvais travailler dans de nouvelles directions pour avancer. J’ouvrais en même temps mon imaginaire parce que les possibilités dans l’espace s’ouvraient et c’était vertigineux d’ouvrir ces pans d’inconnu.
Par là même, je peux comprendre ce que ressentent les gens qui ont peu de pratique quand ils arrivent dans le studio de danse. Je me remémore ce que j’ai vécu et je me dis : « Ouh là, là ! C’est vrai que ce n’est pas simple de se retrouver face à ses émotions, ses peurs, son stress, face à ces sensations nouvelles qui s’ouvrent ».

Eve C. pour Passeurs de danse : Pour nous qui travaillons dans le cadre de l’école, comment imagines-tu ce rôle de « passeurs de danse » ? Comment vois-tu les façons de passer la danse à l’école ?

Héla FATTOUMI : Je trouve qu’aujourd’hui, il y a un manque terrible en termes d’imaginaire à l’école. Si on ne parle jamais aux jeunes des figures et des oeuvres qui marquent un champ artistique, il leur sera très difficile par la suite de s’identifier à des artistes, de déclencher du rêve, des vocations. L’Éducation Nationale devrait être le lieu où se construit une culture générale ! Il ne s’agit pas d’étudier l’histoire de l’art mais de donner des repères à travers des images, des vidéos, afin que des noms de chorégraphes (et leurs spectacles) deviennent familiers. On peut dire, de façon à peine caricaturale, que le grand public ne connaît comme chorégraphe du 20 ème siècle que Maurice Béjart. Alors que tout le monde connaît Picasso et Van Gogh. C’est la même chose en musique : tout le monde est capable de citer des compositeurs célèbres. Alors qu’aujourd’hui en danse, il n’y a aucune possibilité d’identification en dehors de la ballerine ou des interprètes de comédies musicales américaines, des danses stéréotypées style « Star académie ». Quant au service public, les chaînes de TV n’ont jamais, véritablement, accepté de diffuser de la Danse contemporaine. Pour moi, il y a là un chantier urgent !
Si on abordait trois chorégraphes par année entre la 6ème et la terminale, c’est une autre représentation de la danse qui surgirait. En grandissant, les enfants auraient de véritables repères et oseraient peut-être aller voir des spectacles. Voilà ce qui me paraît essentiel : que l’histoire de la danse entre à l’école et pas seulement dans le cadre des options.
Au niveau de la pratique, la danse peut être un enjeu dans le développement d’un enfant, et je suis convaincue que c’est un enjeu majeur. Il faudrait prendre les choses à bras le corps et avancer. Par transfert, il y a plein d’enfants qui iraient beaucoup mieux, qui amélioreraient leur apprentissage, qui se sentiraient mieux à l’école.
Il faudrait aussi assurer une continuité des apprentissages en danse. Si on fait un peu de danse en CP et un peu en CM1, l’intérêt est mince. La gratification pour celui qui apprend est de sentir qu’il avance, qu’il passe des étapes. Si la danse est toujours pensée à l’école comme un atelier-découverte, ça n’ira jamais très loin.