Texte de Thierry TRIBALAT

MAGMA

Elle était grande, sa chevelure brune nouée vers l’arrière laissait apparaître un regard doux éclairant un visage émacié.

Elle ne parlait pas, mais écoutait beaucoup.

A cette époque-là, un ministre de gauche venait de prendre la culture, la jeune danse française occupait les théâtres et les festivals, elle le savait, moi pas.

Avec elle, les élèves vivaient une danse différente, très éloignée du modern’ jazz que je connaissais depuis l’Université, une danse fluide que je ne pouvais assimiler à aucune autre et qui m’interpellait. Il se dégageait des chorégraphies, qu’elle s’employait à mettre en place avec ses élèves, une poésie qui me touchait.

Ses jeunes disciples scolaires l’avaient aussi perçu et étaient nombreux à suivre ses enseignements, ce qui pour l’époque n’était pas commun.

Le sport dominait la scène pédagogique et la danse n’avait pas droit de cité dans nos cours. On nous le reprochait même au point de nous l’interdire.

Ma nouvelle collègue n’était pas comme les autres. Sa sensibilité artistique, son rapport au corps dansant, faisaient d’elle une enseignante singulière. On sympathisa rapidement et la danse devint un de nos sujets de conversations premiers. Bien que n’étant pas originaire de la région, elle s’employa rapidement à installer une activité associative autour de la danse qu’elle animait activement de toute sa sensibilité.

Un atelier de danse contemporaine vit ainsi le jour à la maison des associations. Le mot atelier était une découverte pour moi, je l’utilisais pour signifier le lieu où les artistes peintres œuvraient, mais je ne voyais pas vraiment ce que pouvait être un atelier de danse. Curieux, je décidais de répondre à son invitation.

Si l’habit ne fait pas le moine, je dois quand même convenir qu’il fait le danseur.

Ici point de lycra, mais des vêtements amples, aux couleurs peu voyantes. Les petites chaussures légères laissaient la place aux pieds nus. Le corps devait être libre.

Manifestement, ce n’était pas dans les apparences que les choses allaient se jouer.

Il ne s’agissait pas d’un cours au sens habituel du terme, mais bien d’un lieu d’expérimentation, de recherche, d’expériences à vivre.

La « barre », ce moment d’échauffement essentiel au danseur, avait un déroulement, un style qui m’étaient tout à fait étrangers. La préparation du corps à la danse obéissait à d’autres principes, d’autres convictions même.

Attentif, j’entrais dans ce travail avec le sol, fait de relâchement, d’écoute de soi, où la sensation de poids jouait un rôle considérable. Le corps dans sa matière, sa dimension charnelle, ses abandons fluides et sa malléabilité était pétri au plus profond de sa structure et de ses fonctions. La recherche d’un état de corps primait sur la recherche formelle du mouvement.

Le thème de l’atelier de ce jour-là me fait encore sourire : « Magma ». Nous devions empiler nos corps sur le sol, former un tas de chair en quelque sorte, rechercher collectivement une respiration puis nous écouler les uns après les autres sous forme de roulades lentes et variées dans toute la salle.

Quand on n’est pas du « milieu », on reste dubitatif, je le concède, face à cette proposition de travail.

La référence à la lave d’un volcan était évidente, elle servait de support à l’évocation, mais de là à en faire une danse, il y avait un pas qu’elle osa franchir.

La perplexité laissa la place à l’action. J’avoue très franchement qu’écrasé de toute part, n’y voyant rien, supportant les odeurs corporelles des uns et des autres, gigotant comme je pouvais, discernant à peine la lumière du plafond, je me suis demandé ce que je faisais là ! Ma perception de la danse en prenait un sacré coup !

Moi qui aimais m’éclater sur de la musique soul américaine, je me retrouvais prisonnier d’un Etna dansant.

Une angoisse commença à m’étreindre et l’idée de fuir ce piège de lave humaine germa peu à peu en moi. Tout à coup, les corps se mirent à l’unisson, je sentis progressivement s’installer une sorte de battement collectif, de musique sensorielle. Je fermai les yeux, pris dans cette nasse étrange. Un plaisir singulier m’envahit, je n’avais jamais vécu cela, l’écoute était totale. Lentement, les corps se démêlèrent et glissèrent, seuls ou à plusieurs, selon des trajectoires qui leur étaient propres. La musique aux colorations spatiales, qui accompagnait ce travail, baissa progressivement, un silence succéda à la danse. Les corps étaient tous immobiles aux quatre coins du studio, certains encore enchevêtrés, une ambiance feutrée et douce, sans exubérance, enveloppait la salle. Le changement de groupe me permit d’apprécier visuellement ce que je venais de vivre. Je fus séduit par ce que je voyais, car une émotion plastique se dégageait de cette composition étonnante qui prenait la forme d’une installation.

J’y retournai joyeusement pour une seconde tentative.

Je n’ai jamais manqué ma séance hebdomadaire d’atelier.

Puis cette grande brune lunaire partit vers d’autres cieux et me confia les clés du royaume.

Ce fut un honneur, mais une peur aussi de ne pas être à la hauteur de cette responsabilité. Les élèves comme les danseurs me le rendirent au centuple.

Encore aujourd’hui, la danse contemporaine ne m’a toujours pas quitté.