Laurent P. pour Passeurs de danse : Le mot passeur te parle t-il ? Représente t-il quelque chose pour toi ?
Dominique Hervieu : Je trouve que c’est un mot très joli. Dans passeur, il y a passage mais aussi peut-être même « pas sage ». Cette notion « pas sage » peut faire écho à la nécessité de s’interroger sur la façon de transmettre, il en effet important de ne pas transmettre ce qu’on pense que le public attend mais bien de proposer quelque chose de moins sage que cela !
Il y a aussi l’idée du mouvement dans le passage, de l’intermédiaire, d’une rive à l’autre, le passage d’un lieu à l’autre. On accompagne finalement les élèves, qu’ils soient adultes ou enfants d’ailleurs, d’un lieu de conscience, de vision, de rapport au monde vers un autre lieu que l’on espère finalement plus proche d’eux. Il y a aussi le passage du temps.
Lorsque l’on enseigne, on passe un relais, on passe un témoin, un témoignage finalement.
Ce qui m’anime lorsque je transmets, c’est l’idée d’un témoignage, de ne pas être dans une vérité, dans une certitude. L’essentiel pour moi est de témoigner, j’espère modestement, avec enthousiasme et tonicité d’une expérience singulière de danseuse, de chorégraphe.
Quand on lit par exemple dans le Bauhaus, Klee, etc. l’intérêt des artistes est d’être eux-mêmes auprès des élèves. Pour enseigner, je pense que l’on ne doit pas se limiter à des choses généralistes qui nous coupent de notre subjectivité, de notre intimité avec nos choix artistiques mais au contraire il est essentiel d’assumer ses choix, de les partager, de les faire comprendre pour créer des tensions, des dialogues, des controverses avec un objet de transmission très identifié et très abouti, avec l’espoir que « l’élève » va s’en saisir pour le transformer et se l’approprier, et non de l’appliquer à la lettre.
C’est une sorte de philosophie de l’ouverture, il est important que la transmission ouvre des potentialités d’interprétation, d’appropriation, de vision, d’hétérogénéité dans le rapport à cet objet extrêmement puissant.
Pour résumé je trouve cela très joli passeur (rires) et porteur de sens !
Laurent P. pour Passeurs de danse : Cet objet puissant peux-tu nous en parler concrètement ? Qu’est-ce que tu passes ?
Dominique Hervieu : J’ai l’impression que c’est un rapport très intime et complexe entre la vie d’une danseuse et son œuvre. Cela crée une espèce d’énergie, d’insolence. Je me dévoile je l’assume comme une chose originale, personnelle. C’est une façon de danser, un style, une signature, une œuvre d’auteur.
Je ne peux pas faire autrement, je n’ai pas d’autre légitimité que d’être au cœur de cette option de créatrice. J’enseigne comme une créatrice, je n’enseigne pas comme une enseignante. Cette authenticité et cette sincérité ont donné du sens à ma vie et c’est cela que je délivre, ca crée une sorte d’enseignement particulier, une sorte d’énergie, de corps à corps, de vis-à-vis très directs.
Je « passe » une forme de générosité aussi parce que je livre ce qu’il y a de plus chère dans ma vie, 40 ans de travail (rires)
« Ne choisis pas pour ton élève une nourriture à son goût, mais celle qui changera son goût » J’aime beaucoup cette citation de Wittgenstein, je la trouve particulièrement belle.
Lorsque tu enseignes, je pense que tu as cette intuition là. Qu’est ce qu’on peut faire pour qu’il y ait un déclic ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour qu’il y ait une vraie transformation ? Qu’est ce qu’on peut faire ? de possible évidemment. Pas quelque chose de complètement hermétique qui laisse tout le monde du même côté de la rive mais bien quelque chose qui l’amène vers l’autre. Voilà c’est cette idée du changement, de la transformation, du déplacement qui est belle. Elle est belle cette citation !
Laurent P. pour Passeurs de danse : A t’entendre on comprend que tu passes aussi un mode d’enseignement particulier de la danse ?
Dominique Hervieu : Oui bien sûr c’est celui que je pratique avec mes danseurs.
Il y a aussi cela, cette porosité avec la pratique professionnelle, de haut niveau, avec des danseurs virtuoses, professionnels, engagés, critiques. Et forcément toutes les tentatives et toutes les expériences que j’ai avec les danseurs se transposent sur les élèves.
C’est surtout le travail d’atelier, d’expérimentation, de regard que je peux porter sur d’autres corps, sur des corps dansants. Et forcément cette intensité que l’on atteint, car on travaille énormément, elle nourrit, elle ajuste, elle permet des inventions dans la transmission, elle permet plus de liberté !
Laurent P. pour Passeurs de danse : Il y aurait des différences évidemment entre ce que tu passes à ta compagnie et à des élèves ?
Dominique Hervieu : Bien sûr, Bien sûr !
Lorsque nous sommes en création c’est dur, tout le monde doit donner le meilleur de lui-même. Et puis nous n’allons pas dans une direction préconçue mais émerge au cœur d’une expérimentation une pépite, une direction, un sens…
Mes danseurs, je les accompagne dans leurs recherches, dans le registre expressif, technique, stylistique, musicale, etc, dans les relations qu’ils établissent avec les autres, je les pousse à prendre des risques, à aller loin dans leur qualité d’interprète,
La démarche avec des élèves est semblable, ce qui diffère c’est on pourrait dire le niveau d’élaboration et de précision. Il m’arrive de travailler des heures avec un danseur sur un même détail, ce qui n’est pas juste dans un cadre scolaire.
Avec les danseurs professionnels, on est dans une relation assez frontale. Il faut exiger beaucoup, c’est une relation qui n’est pas exempte de tensions. Si la pédagogie c’est l’Amour, la création ça peut ressembler parfois à la guerre…
Avec les élèves, je suis dans un rapport d’exigence et d’accueil. C’est un bel équilibre en pédagogie. Ce que j’aime c’est le côté humain et humaniste.
D’ailleurs cet équilibre est très présent dans l’œuvre mais il est ma base dans la relation avec les élèves, c’est à dire vraiment sortir le meilleur d’eux, dans une relation de regard accueillant aimant, doux, positif, très attentif.
D’ailleurs ça me repose beaucoup quand j’enseigne dans ce climat ! (rires)
Laurent P. pour Passeurs de danse : Ca te vient d’où ? C’est logique pour toi de passer comme cela ?
Dominique Hervieu : C’est lié à des personnalités tout simplement. C’est un peu le mystère des êtres.
Mon arrière grand-père était instituteur de la première promotion de l’Ecole Normale. Mon grand-père et ma grand-mère étaient instituteurs, ma mère et ma sœur sont professeurs, il y a une sorte d’hérédité.
J’ai sans doute hérité de mon arrière grand-père, ce sens du service public, l’école publique, la transmission à tous. Je dois avoir cette fibre qui est sans doute politique évidement, éthique aussi. Je pense que cette envie d’enseigner est liée à des personnalités.
C’est vrai que par rapport à certains collègues que je respecte beaucoup, je pense que j’ai un défaut : j’aime être comprise, c’est un vrai défaut ! (rires)
Je comprends très bien que l’on soit dans ce rapport à l’indicible au mystérieux, à ce qu’on ne peut pas dire finalement et que ça se transpose poétiquement. Après il y a des marges d’étanchéité qui n’ont pas beaucoup d’intérêt ou une forme de complaisance dans l’hermétisme, auquel je ne suis pas très sensible.
Ce que j’aime vraiment quand j’enseigne, même avec mes danseurs, c’est tenter d’ouvrir des horizons, tenter de créer de la compréhension mutuelle, tenter de créer de zones de partage sensible. Je suis plus dans le partage et dans l’échange, dans l’enrichissement des uns avec les autres.
Laurent P. pour Passeurs de danse : Est-ce qu’il y a d’autres personnalités, des grands pédagogues, des artistes qui t’ont marquée ?
Dominique Hervieu : Alwïn Nikolais parce que c’est une exigence incroyable dans la pratique de danseurs,
Il a crée un mode de transmission, une école. J’aime bien cette idée de faire école.
Et il y a un moment où un vocabulaire de danse, un style induisent un mode très original de transmission. Et c’est le cas de tous ceux qui font école c’est-à-dire Alwïn Nikolais, dans son sillage Carolyn Carlson qui est une très grande pédagogue, Merce Cunningham. Ils font école et cela pour moi c’est très important.
Et du coup ils ont un rapport à leur matière qui est extrêmement analytique et qui permet une mise en jeu sensible, directe. Dans ma pratique j’analyse, plus je suis dans un rapport presque scientifique à la matière et plus j’ouvre des possibilités de réappropriation et j’adore ça !
Pierre Boulez est aussi un grand pédagogue qui m’a énormément influencée.
J’ai assisté à l’âge de 20 ans à tous ses cours à la Chartreuse à Avignon et il y avait une espèce de simplicité et de concrétude. Quand il enseigne la direction d’orchestre, la hauteur des gestes est liée à ce qu’on entend, écoute. Il y a un rapport entre la sensorialité et l’efficacité du geste et la capacité de transmettre qui est d’une simplicité et d’une limpidité incroyables et d’une sophistication et d’une justesse qui est une très grande leçon de transmission.
Laurent P. pour Passeurs de danse : Et alors quels seraient pour toi les moyens, les outils pour passer ?
Dominique Hervieu : Je pense que le plus beau c’est la rencontre humaine, avant tout !
Sinon beaucoup de formes sont possibles.
Il y a des formes festives que l’on a eu souvent tendance à dénigrer mais cela reste quand même la forme la plus archaïque, qui met en valeur des notions humanistes très fortes telles que l”échange, le partage, la joie, l’enthousiasme.
Et après évidemment, il y a aujourd’hui les nouvelles technologies et Internet notamment qui favorise une réelle démocratisation de l’information en permettant par exemple un accès aux œuvres de grands maîtres… Qui est Alwïn Nikolais ? Qui est Merce Cunningham ?
La culture des œuvres, c’est très important.
A mon sens l’essentiel est bien de résister au virtuel en l’intégrant et en lui donnant toutes ses lettres de noblesse, toute sa force, en pleine complémentarité avec le rapport humain.